J’ai souvent entendu cette expression. Vous aussi ? Vous l’avez peut-être prononcée ? Extraite d’une allocution de Michel Rocard en 1989 [1]: « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais elle doit en prendre fidèlement sa part » On oublie trop souvent la deuxième partie de cette phrase. Et quand bien même, les mots qu’on choisit sont signifiants. Ils sont toujours d’actualité, de surcroit dans notre temps de climat politique délétère, de crise identitaire et migratoire. Le terme de « misère » évoque des squelettiques en loques et guenilles, trainant au sol, la bave sur le trottoir, et la main ouverte pour quémander l’aumône des occidentaux. N’est-ce pas ? Comment feraient-ils alors, dans cet état pour voler le travail des français ? Les allocations ? Souhaiteriez-vous vivre enfermé entre quatre murs, sans but, et dans la pauvreté ? La dignité n’est pas l’apanage de quelques-uns. Les préjugés ne le sont pas non plus - absurdes souvent - nés dans l’impression de représentations individuelles, familiales et collectives, de ce qu’on ne connait pas, de ce qui vient du dehors : l’étranger.
Je suis formateur en français langue étrangère (FLE), depuis 1 an et demi. Je suis salarié dans un centre de formations professionnelles, sous le contrôle du ministère de l’Intérieur et de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration. Le public dont je m’occupe sont les migrants réguliers (primo-arrivants), hors Union Européenne, qui n’ont pas le niveau requis pour s’intégrer :
Noor, une femme afghane sexagénaire analphabète, Mikaël, un géorgien trentenaire parlant 6 langues, Abir, une jeune femme marocaine voulant devenir professeur d’anglais, Ahmed, un réfugié soudanais qui voudrait bien faire de la politique, mais ne peut faire pour l’instant que de la mécanique, Samir et Rania, un couple de réfugiés syriens très éduqués, Iraida, une réfugiée cubaine, costumière de profession, qui va commencer un stage professionnel, Mérita, Ana, et d’autres femmes des pays de l’est, d’Albanie ou du Kosovo, dépendant de la protection subsidiaire (relative notamment aux violences faites aux femmes), Sahin, turc, mineur, parallèlement scolarisé au lycée, Dwie, Bélizaire, Ali, Iman, Lizzie, sri-lankais, indonésiens, pakistanais, tchéchènes, gambiens, nigériens,…, Afaf, Svitlana, Phonthip,…, relevant de la vie privée et familiale, et Arkan, Suhad, Joy, …, aussi réfugiés, selon la convention de Genève, relative au droit d’asile ; à l’instar de ce couple d’ingénieurs ukrainiens, Olga et Alexandre, qui vont entamer respectivement une formation de caissière, et de remise à niveau. C’est leur réalité. La plupart repart à zéro.
Derrière cette liste succincte de profils, il y a des visages et des caractères d’hommes et de femmes, qui ont souvent eu un parcours douloureux, du moins pour les réfugiés politiques : perte de leur famille au Darfour ou en Syrie, ou/et en attente de la venue de leur femme, de leur mari, de leurs enfants, depuis parfois plus d’un an, agressions conjugales au Kosovo ou en Albanie, parcours de migrations chaotiques : traversée de la Méditerranée entassés, la peur au ventre, marches nocturnes dans les Balkans pour éviter d’être pris, passage par des zones de guerre, transit,…, sur la route vers l’occident.
Pendant ce temps, certains larmoient sur les réseaux sociaux car ils n’ont pas le dernier I-phone 6. Je parle ici de gens qui ont une pudeur. Bien entendu, toutes les étiquettes sont stigmatisantes, et nul n’est parfait. Ce sont des hommes et des femmes qui ont leurs paradoxes, leurs amours, leurs emmerdes, comme tout le monde. Enfin, niveau emmerdes, ils sont quand même bien vernis ! On ne s’imagine pas comme chaque formalité de la vie courante est difficile pour eux. Elles le sont déjà parfois pour nous. Je ne vous fais pas un dessin de l’administration française !
Jusque décembre 2016, mon métier était basé sur du linguistique. Aujourd’hui, il est basé sur l’intégration, autour de thématiques telles que la famille, le logement, les déplacements, l’éducation et la culture, et la vie professionnelle. Le programme est pragmatique (se repérer sur un plan, comprendre un billet de train, simuler un RDV, remplir des formulaires, faire un CV,…), mais ne laisse malheureusement que peu de place au linguistique. Nous subissons tous, à différents degrés, dans nos activités professionnelles la pression du quantitatif au détriment du qualitatif, mon activité n’en est pas exempte. Il faudrait, selon les didacticiens 500h environ pour amener un analphabète à un niveau A1 (élémentaire). Le maximum de prescription horaire est de 200h. Je ne peux pas pallier les failles du système. Allez évoquer la théocratie ou la hiérarchie des normes (je prends des exemples véridiques à escient) à des personnes qui ne savent pas encore écrire leur prénom ! Je prends la liberté d’enseigner la grammaire et la lecture à ceux qu’on voudrait sculpter instantanément en bons petits soldats de la République ! N’en déplaise aux technocrates et idéologues qui ont établi les programmes assis peinards dans leurs fauteuils parisiens. Qu’ils montrent d’abord l’exemple. Lorsque le déni de solidarité devient légal, comment ne pas avoir une colère amère au moment de transmettre les valeurs de la République ?
Tous ne sont pas analphabètes, loin de là, ils sont une minorité. Je gère deux groupes (de niveau) d’une vingtaine de stagiaires chacun. Il y a un roulement irrégulier et trois programmes selon la prescription horaire, de quoi casser les dents à n’importe quel pédagogue ! Sur une quarantaine de personnes, une dizaine d’entre eux travaillent, souvent à temps partiel. On leur apprend à connaitre les ficelles de Pôle emploi, mais ils trouvent souvent du travail par bouche à oreille : le nettoyage, le bâtiment et la restauration sont les secteurs qui recrutent principalement ce type de public. D’autres sont orientés ensuite vers des formations qualifiantes. Tous sont motivés à apprendre et à s’intégrer, avec bien sûr des degrés d’intensité, au regard de leur niveau d’éducation, de leur capital culturel, et de leurs projets. Un jeune syrien m’a dit « ce que la France m’a donné, je lui rendrai ». Leurs yeux me remercient. Ce sont des cadeaux qui n’ont pas de prix. Ces paroles, ces gestes, et attitudes volontaires m’encouragent et me confortent dans la conviction de ce que je fais au quotidien.
C’est un métier passionnant. J’ai l’impression d’être une sage-femme, qui patiente de leurs accouchements verbaux ! C’est un métier social : les écouter, les aimer, les orienter, les aider dans leurs démarches administratives (de l’appel à une garderie, au déchiffrage d’une facture de téléphone, en passant par la prise de rdv à un ophtalmo, de l’orientation vers une assistante sociale, et j’en passe…). De la patience, de la rigueur, de la pédagogie, de l’exigence, de la bienveillance, et du rire aussi.
Celui qui rit, comprend, et avance dans la maitrise d’une langue. J’ai beaucoup d’anecdotes truculentes. En voici quelques-unes :
Pendant une séance sur les loisirs, j’aborde la musique, et prélève un échantillonnage des goûts. Plusieurs stagiaires me disent que leur religion leur interdit d’en écouter (Dogme, quand tu nous tiens…) : je leur ai conseillé d’en changer. Certains ont ri « jaune », ou plutôt « noir ». D’autres ont ri bien volontiers.
Un Soudanais (la charia étant imposée au Soudan), qui doit avoir l’habitude de se faire servir par bobonne, me fait comprendre que l’homme est supérieur à la femme. Après lui avoir montré des mains, le geste d’égalité entre hommes et femmes, j’ai imposé au groupe la mixité dans la préparation du café. C’est devenu un moment de franche rigolade, puis normalisé.
Quant à la description physique, je me présente, « je suis grand, je suis mince, et je suis blanc ». Un stagiaire se présente, vous le voyez venir ? : « Je suis petit, je suis gros, et je suis noir ». C’est con, mais c’est drôle en contexte.
Je me rends compte qu’un jeune homme confondais 60 et 600, après avoir annoncé qu’il habitait dans un 600 mètres carrés, et qu’ils étaient 600 sur le bateau pour traverser la méditerranée...
Le grand classique : demander aux hommes s’ils se maquillent, lorsqu’on aborde les activités quotidiennes et les verbes pronominaux ; ça marche toujours.
Il faut aussi savoir garder la tête froide avec certains accents, spécialement asiatiques !
Les mimes, les dessins, les grimaces, les quiproquos sont autant de prétextes à rire.
Nous rions ensemble.
Dans le respect.
C’est un lieu d’échanges, de confidences parfois. Je me rappelle de cette femme me racontant avec lucidité le joug du carcan familial et culturel.
Les préjugés tombent, un à un, comme des larmes de honte.
Oui, Michel Rocard a eu raison, on ne peut pas accueillir toute la misère du monde.
Mais on peut accueillir toute sa richesse.
Grégoire Ducroquet
Article écrit à Reims, le 11/02/2017.
P.S : pour information, en 2016, 85 244 demandes d’asiles ont été enregistrées à l’OFPRA. Au total, le nombre de décisions d’accord d'un statut de protection (réfugié et protection subsidiaire) prises par l'OFPRA et la CNDA s’établit à 26 351. (source : site internet du ministère de l’intérieur)
[1] Novembre 1989. Expression extraite d’un discours à la Cimade. www.lacimade.org